Un dimanche chez Yves

C'était mon deuxième dimanche chez Yves ces derniers mois, lors duquel j'ai participé à son salon littéraire et culturel.

Qu’y a-t-il de plus dur que le souvenir des temps heureux ?

 

Souvenirs ou réminiscences

Yves Krief ! Je l’ai rencontré dans les années 80, lors de mon deuxième séjour à Paris en tant que boursière du gouvernement français, dans le cadre de mon Doctorat d’État en soufisme et histoire des Balkans. J’étais prête à tout pour m’offrir une vie meilleure dans la Ville Lumière – même ce que je n’aimais pas, bien que Paris ne fût pas cher à cette époque. C’était un véritable centre culturel, une ville de liberté et de libertinage. Poètes, peintres, romanciers, et même des étudiantes étrangères comme moi vivaient pleinement. Tout a changé depuis bien longtemps.

Un jour, mon ami, le poète Josip Osti, est venu me voir avec sa femme Duška, et il fut stupéfait. Je le présentai à quelques amis, et, incrédule, il s’exclama : « Y a-t-il ici un seul Français qui travaille ? » En effet, la plupart de mes amis artistes n’avaient pas d’emploi stable. Yves, lui, en avait un – et il réussissait brillamment. Il possédait une entreprise de marketing qui fonctionnait à merveille.

Il était un Juif tunisien, l’un de ceux qui avaient quitté Tunis – ou qui avaient été contraints de partir – lorsque la situation dans les pays arabes devenait de plus en plus difficile pour les Juifs et les chrétiens.

Son entreprise, Sorgem, employait également un de mes amis. Tout portait à croire qu’Yves n’était pas le patron cliché – arrogant, prétentieux, despotique. Un jour, mon ami lui demanda si je pouvais travailler pour son entreprise. Yves accepta après notre rencontre, et je me retrouvai ainsi brièvement dans le monde du marketing, domaine dont je ne connaissais guère les ficelles, ni alors, ni aujourd’hui.

Ma mission était d’analyser pourquoi les gens partaient en banlieue pour s’installer dans des maisons de style américain identiques – un type de construction dont j’avais depuis longtemps oublié le nom : de petites maisons de plain-pied avec un petit jardin devant l’entrée et quelques pièces à l’intérieur – autant d’exemples d’ensembles résidentiels standardisés. La majorité des familles que j’ai interrogées m’ont expliqué qu’elles s’étaient installées là pour fuir leurs voisins étrangers. Les personnes de couleur fuyaient elles aussi leurs voisins. C’est tout ce dont je me souviens de mon enquête.

J’ai rédigé mon analyse sans difficulté, puis je suis allée à un rendez-vous avec une employée de Sorgem. Je pensais qu’il suffirait de lui remettre le rapport écrit. Mais non ! Elle exigea un compte-rendu oral très détaillé, alors que j’avais déjà oublié la plupart des éléments, ayant aussitôt plongé dans un autre univers : celui de la poésie et de la philosophie mystique : dans notre poitrine, centre des sentiments, se trouve le cœur, qui abrite un autre cœur, où réside le caché ; dans le cacher se trouve le plus caché et dans ce dernier, un point nommé Suveydâ, où le soufi rencontre Dieu dans des instants d’exception. C’est alors que Dieu disparaît en lui, et lui en Dieu, Secret (que notre cerveau ne pourra jamais concevoir, tout en acceptant le fait que nous sommes tous, aussi, Dieu, voire le Secret).

La jeune femme était furieuse – d’abord parce que j’étais un peu en retard (elle me fit attendre une éternité), puis parce que je n’étais pas prête pour mon exposé oral. Ses critiques furent acerbes, et sa voix débordait de colère. Même aujourd’hui, je ne comprends pas cette violence avec laquelle cette jeune femme, apparemment elle aussi une (ancienne) étrangère, a déversé sa rage sur moi. Elle rapporta tout cela à Yves, et ma carrière dans le marketing prit fin. Ce que je ne regrettai pas. Cependant, Yves et moi sommes devenus amis.

J’ai continué avec enthousiasme mes recherches sur l’histoire de la Bosnie et ses poètes soufis. Mais qui se souciait des derviches bosniaques qui écrivaient en mètre aruz ? « Si tu t’intéresses à la Bosnie, cela n’intéresse personne d’autre. » C’est ce qu’un professeur de Princeton me disait à l’époque. À ce moment-là, personne ne s’occupait de l’histoire de la Bosnie et des Balkans. Le professeur B.L. n’aurait même pas pu imaginer qu’une fois la guerre commencée dans les années 90, les historiens et para-historiens pousseraient comme des champignons après la pluie. Tout le monde, surtout les philosophes mondains français, devinrent du jour au lendemain des experts de l’histoire de Bosnie.

Yves m’a fait connaître d’innombrables restaurants chics parisiens. Il était le premier homme d’affaires qui m’ait paru sympathique. Je ne me suis jamais ennuyée en sa compagnie. Il était peut-être le plus agréable des businessmen que j’aie jamais rencontrés dans le monde – et il n’était pas le seul de ce genre. Cependant, il ne partageait pas mes sympathies pour tous mes amis, notamment pour Bernard Lambert, un écrivain français issu d’une famille bourgeoise aisée. Bernard disait souvent : « À l’instar des aristocrates, je suis toujours occupé et n’ai pas le temps de travailler. » Il vivait de l’écriture, et sa vie n’était pas facile. Yves rétorquait d’un geste de la main : « Oui, je connais ce genre de types. Ils ne font rien, puis ils héritent d’une fortune de leurs parents. »

À l’époque, Yves avait déjà des enfants assez grands – encore élèves – issus de sa première épouse ; il riait en me révélant qu’elle tenait une boutique à Saint-Germain, si ma mémoire est bonne, et vendait de la lingerie féminine, où une culotte coûtait quelques centaines de francs. Voire plus ? En tout cas, son affaire fleurissait.

Quand je vivais seule à Paris avec mon fils en bas âge, je travaillais à RFI et au CNRS. Puisque j’écrivais pour divers magazines et étais chroniqueuse à RFI, je pouvais obtenir des places de théâtre gratuites. J’invitais Yves à m’accompagner, et lui, en retour, payait le baby-sitting pour mon fils. Mon jeune cousin – qui est devenu plus tard le célèbre musicien de jazz Bojan Zed – s’en chargeait alors.

Le temps s’écoulait. Vania est venu à Paris juste avant la guerre, en passant par la Croatie en autocar. Dès qu’ils eurent franchi le pont de Knin, il fut démoli par les Tchetniks. Cette fois-là, ils manquèrent leur coup, mais plus tard, ils se révélèrent d’excellents tireurs, tuant des dizaines de milliers de Croates, Bosniaques et Serbes qui s’opposèrent à leur barbarie. Yves a aidé Vania à trouver un emploi d’informaticien dans l’entreprise d’un de ses amis, mais le contrat n’était pas fixe. Une grave crise régnait en informatique alors.

À cette époque, Yves vivait déjà avec une seconde épouse – aujourd’hui son ex – originaire d’Algérie : une femme charmante et sensuelle, aux cheveux bouclés abondants, aux grands yeux, aux lèvres pulpeuses, et arborant de grands décolletés sur ses robes et blouses. Leur histoire d’amour entre une Arabe et un Juif était si exceptionnelle qu’un documentaire a été réalisé à leur sujet. Ils vivaient dans une villa près du parc Montsouris, dans l’une de ces ruelles magiques bordées de maisons romantiques dotées de patios.

Lors de leurs réceptions, les convives ne cessaient de débattre des questions philosophiques et linguistiques. C’est là que j’ai dégusté le meilleur couscous de ma vie. Pour cela, Yves avait toujours employé quelques cuisinières et domestiques maghrébins.

Mes amis venaient aussi chez moi, suivaient mes pièces de théâtre et les projections de mes films.

Après le fragile cessez-le-feu de Dayton, qui persiste encore aujourd’hui en Bosnie, sans jamais se transformer en paix, j’allais souvent à Sarajevo, et j’en ai ainsi perdu de vue mes amis.

Souviens-toi d’oublier

Les années ont passé. Un jour, j’ai envoyé à Yves une invitation pour une soirée consacrée à l’histoire de la Bosnie, à l’occasion de la parution de mon nouvel ouvrage sur les Bogomiles…

Avec moi se trouvait un homme d’affaires présentant son propre livre ; il était un amateur d’histoire – c’est-à-dire, un amateur dans les deux sens du terme : dans le sens français que nous n’utilisons pas, désignant un homme qui aime passionnément quelque chose, et dans le sens que nous aussi lui attribuons, c’est-à-dire un homme pour qui ce n’est qu’un passe-temps. C’est l’un de ces patriotes qui ont confondu leur patriotisme avec la recherche, de ceux qui connaissent l’histoire par intuition. En effet, un Bosnien m’a confié, durant ces années 90, qu’il n’avait rien lu sur l’histoire de notre pays, mais qu’il la connaissait intuitivement. Mon interlocuteur m’a dit qu’il avait exploré les monuments de la Bosnie médiévale en voyageant. Il avait découvert de nombreux vestiges de cités illyriennes. « Comment savez-vous qu’ils étaient illyriens ? » lui ai-je demandé.  Par expérience, répondit-il. « Êtes-vous archéologue, ingénieur, architecte… ? » lui demandai-je. Non ! Mais il pouvait reconnaître, par expérience, à quelle époque appartiennent ces monuments.

À un moment donné, au cours de sa conférence, il déclara : « Nous n’avons pas besoin d’étrangers pour étudier notre histoire, c’est uniquement à notre peuple de l’étudier comme il le sent. » Oui, depuis la fin des années 90 en Bosnie et dans les Balkans, on fait moins de la recherche de l’histoire, car le plus souvent, on la sent. Ce même amateur a vendu son livre samizdat (auto-édité) à une cinquantaine d’exemplaires à 40 euros chacun, gagnant ainsi une jolie somme – tout cela grâce à son amour de la Bosnie.

Yves, qui avait donc assisté à cette soirée et évoqué Marguerite Yourcenar – qui avait mentionné les Bogomiles dans l’un de ses ouvrages –, a alors acheté mon dernier roman, Le Cirque russe de Lacretelle et nous a invités, la semaine suivante, à venir chez lui.

C’était un dimanche d’hiver, dans son nouvel appartement, situé dans un nouveau quartier, où il vivait depuis un certain temps. Neuilly est un quartier chic bien connu, qui ne m’a jamais plu et me semble être au bout du monde.

Un grand salon, situé près de l’entrée, puis un long couloir, où s’étendent plusieurs pièces – à l’image de nombreux bâtiments haussmanniens, bien que celui-ci paraisse plus moderne. Dans ce vaste salon, d’un côté, trônait une grande table garnie d’une multitude de sortes de gâteaux et de pâtisseries, tandis qu’en face se trouvait une immense bibliothèque. Quand je regarde des interviews d’écrivains, je remarque toujours leurs bibliothèques et je m’émerveille, me demandant combien de livres elles peuvent contenir. Ma propre bibliothèque n’est pas petite, ni à Sarajevo ni à Paris, mais je n’ai jamais su exactement combien de livres j’ai, alors que leur nombre ne cesse d’augmenter – bien que j’en donne beaucoup faute de place. Il me semble que l’une des plus grandes bibliothèques était celle de l’auteur du Nom de la Rose. Telle était aussi la bibliothèque de mon écrivain adoré, Philip Roth. Immense. J’ai immédiatement remarqué que, chez Yves, les livres étaient disposés en deux rangées. Combien de livres peuvent-ils tenir là ?

Son nouvel compagnon, Othello, un grand chien, nous a accueillis. Magnifique, il s’est immédiatement couché près des jambes de Vania et venait parfois jusqu’à chez moi. J’adore les chiens, mais pour de telles races, il faut avoir de très grandes maisons ou appartements.

Dans des fauteuils, des chaises confortables et des canapés, se trouvaient de nombreux amis d’Yves, des intellectuels. Nous avions tous été invités à parler de nos livres. La première intervenante était une Libanaise qui présentait son roman, dédié à la première femme photographe du Liban. Elle n’a pas prononcé le mot « lesbienne », mais il était évident que cette « femme libre » aimait le même sexe. Elle a parlé longuement. Beaucoup l’admiraient, trouvant son œuvre très intéressante, d’autant plus qu’elle lisait plusieurs extraits de son livre.

D’autres intervenaient sur des sujets de linguistique et de psychologie. Toujours, par crainte de ne pas ennuyer les autres – consciente que je m’ennuie facilement moi-même si quelqu’un s’élance dans une longue histoire sur sa vie, et son œuvre – je n’ai dit que quelques mots sur Le Cirque russe de Lacretelle. Mais le public s’intéressa beaucoup plus aux Bogomiles, car Yves avait mentionné mon livre à leur sujet, d’autant que certains avaient étudié les Cathares. Personne n’a manifesté le désir d’acheter mon livre, pas plus que le livre de la Libanaise, qui avait présenté de manière bien plus convaincante son roman sur un thème très moderne, utilisé abondamment de nos jours non seulement dans les livres, mais aussi dans les films – je dirais, dans tous les films occidentaux. Et partout ailleurs.

Cette rencontre de dimanche m’a rappelé les vieux salons parisiens qui avaient apporté tant de bonheur et de renommée à divers artistes mondiaux, notamment aux écrivains américains et aux peintres. L’un des salons les plus célèbres était celui de Gertrude Stein, elle-même Américaine, qui avait mis à l’honneur de nombreux artistes, y compris le fameux Picasso. Parmi les écrivains qui fréquentaient son salon, il y avait Hemingway et Fitzgerald, entre autres. Gertrude Stein était aussi une écrivaine et une « femme libre » et moderne avant l’heure, qui préférait le « sexe faible » au « sexe fort ». Picasso avait réalisé un portrait exceptionnel d’elle.

L’ambiance intellectuelle était captivante et l’accueil chaleureux. Cette fois, nous avons été servis par une jeune dame, peut-être originaire d’Amérique du Sud, d’Espagne ou du Portugal – je ne sais pas.

Il y avait le même nombre de deux sexes, et pas un seul transgenre. On n’était donc pas moderne, mais plutôt désuets. La plupart des dames restaient silencieuses, tandis que c’est la Libanaise qui parlait le plus, exprimant son opinion aussi sur la langue arabe qui, selon elle, n’était pas suffisamment modernisée – elle était mécontente que l’on utilise encore le fusha, c’est-à-dire l’arabe classique, « que plus personne ne parle ». Faysal lui avait répliqué de manière très précise, et j’intervenais parfois. Dans cette langue, la belle littérature continue d’être écrite, où le dialecte d’un pays peut se mêler dans les dialogues ; cette langue est également utilisée à la télévision. Parfois, j’écoute les informations en arabe, sur France 24 ou Al Jazeera, bien que je me sois déjà assez éloignée de cette langue, tandis qu’autrefois, j’étais interprète des poètes arabes lors du festival international de poésie ; Sarajevski dani poezije. Lors de l’un de ces journées poétiques, un grand poète irakien, Al Bayâtî avait participé également. J’ai été son interprète, et je connaissais déjà sa poésie. Mais il voulait se présenter à sa façon, en m’avouant qu’il était plus important que les rois dans les pays arabes. Détesté de Saddam Hussein et avait dû quitter l’Irak. Il avait traduit un grand nombre de mes poèmes avec ceux d’Anna Akhmatova, pour un important magazine, et m’a conseillé de prendre un nom de plume – Yasna, comme Sappho – afin de me faire connaître dans le monde entier. Il m’a fait l’éloge, mais son prophétisme, hélas, ne s’est pas réalisé, bien que parfois je prenne le pseudonyme : Yasna Avesta. (Les Yasna étant le premier livre de l’Avesta.)

Mémoire

Ce dernier dimanche de février, quand le vent me sciait littéralement le cerveau, le salon d’Yves était consacré à la mémoire. Lorsque Yves m’a contactée par e-mail pour me préciser le thème de la rencontre dominicale et m’a proposé de lire des extraits d’un de mes livres à ce sujet, je ne savais pas exactement ce qu’il entendait par là. En français, le mot mémoire a plusieurs significations – il désigne à la fois la mémoire collective et la mémoire personnelle. Chez nous, il n’existe pas de terme équivalent à la mémoire collective. Alors que les Français disent : « Il faut préserver la mémoire… », nous, dans les Balkans, préférons dire : « Il ne faut pas oublier le passé. »

Avant que le programme officiel commence, vers 16h, je buvais du café et trinqué de mon vers d’eau avec l’un des principaux conférenciers, qui m’a demandé comment je me sentais. Une question tout à fait banale, qui pourtant peut révéler tant de questions, et peut nous conduire même vers la dépression. « Bien et mal, ça dépend… », fut ma réponse encore plus triviale que sa question. « Vous ne rajeunissez donc pas », fut son merveilleux compliment auquel je ris, en acquiesçant … Puis, j’entendis que notre esprit ne suivait presque jamais notre corps. Ils sont dissociés l’un de l’autre. Le corps lâche, l’esprit a toujours du panache… Quelque chose de ce genre, moins poétique, mais tout aussi cru. Oui, c’est ainsi. Notre écrivain Meša Selimović disait à peu près cela : Nous sommes toujours jeunes pour avoir des désirs, mais pas assez pour les réaliser. Il vaut mieux se dire : Souviens-toi d’oublier. Hélas, ton corps terrestre, source de toutes les peines !

Souviens-toi que le temps est un joueur avide

Yves et tous les autres s’étaient bien préparés pour le thème dominical, comme pour une grande table ronde. Les deux principaux conférenciers évoquaient la mémoire positive et négative, ainsi que l’oubli négatif et positif. Yves a cité un grand nombre d’écrivains importants – je me souviens de Kundera, car je connais sa sagesse, je la paraphrase : « Si vous voulez détruire un peuple, détruisez sa mémoire. » Il a également mentionné Nietzsche, a évoqué Márquez ainsi que Cent ans de solitude, en citant évidemment, ce roi de littérature française, Proust et sa madeleine, à côté d’autres écrivains et leurs réflexions sur la mémoire.

J’observais par ailleurs les dames – elles étaient élégantes, et beaucoup portaient de faux cils. On n’était toutefois pas démodé.

La plus spirituelle fut une amie d’Yves, dont j’ai malheureusement oublié le nom. Elle a présenté un sketch sur l’oubli – décrivant des situations que nous vivons tous : quand nous ne savons plus où nous avons garé la voiture, où nous avons laissé nos lunettes ou nos clés, quand nous ne nous rappelons plus le nom d’une bonne connaissance, quand nous cherchons une note importante sur notre téléphone, alors qu’il y en a des centaines et toutes sont importantes… Ca fait du bien de rire ! Puis, elle a chanté magnifiquement une célèbre chanson française. Il y avait également une autre amie charmante qui a très bien interprété la chanson de Barbara, la légendaire chanteuse et poétesse, restée pourtant inconnue dans les Balkans. Pourquoi elle n’a pas rencontré le même succès chez nous qu’Yves Montant, Charles Aznavour et bien d’autres ?

Après ces dames drôles, il fut difficile de passer à la lecture des parties « sérieuses » du roman qui évoquaient des drames personnels et les souvenirs qui y étaient liés. Heureusement, avant moi, Annie avait lu les extraits du livre que j’avais déjà lu où j’ai trouvé certains passages très forts. Annie est la cousine d’Yves Krief, également originaire de Tunisie. Faysal, qui nous a déjà raccompagnées deux fois après le « salon », partage notre avis : Paris est devenu insupportable, trop de monde, les gens sont devenus arrogants et désagréables, bien différents de ceux des années soixante-dix et quatre-vingt. Tout le monde est en colère, nerveux, prêt à se battre – et pire encore.

Les souvenirs – ce n’était pas le thème, mais c’est à la fois proche de la mémoire et peut-être différent, car mes professeurs de linguistique générale ne cessaient de souligner : Les synonymes n’existent pas, chaque lexème a sa signification. Oui, nous, dans les Balkans, nous vénérons surtout l’oubli. Ou peut-être même l’ignorance ? On recrée les souvenirs, voire l’Histoire, surtout après Dayton, qui mit fin au siège de Sarajevo et à la guerre. Chaque peuple – et il y en a de plus en plus – a sa propre Histoire, qui a subi un lifting, et parmi tous ces « peuples », les Serbes sont ceux qui respectent le plus la tradition : ils célèbrent depuis des siècles leurs défaites en tant que victoires. En premier lieu, la bataille du Kosovo en 1389.

J’ai confié au public que j’écrivais pour oublier, alors que je n’ai rien oublié. Toutefois, je ne suis pas encore devenue folle comme ce personnage de Borges qui n’arrivait rien oublier. J’ai lu un court extrait du roman Les Contrées des âmes errantes. Et voici toujours des questions qui ressurgissent : A quoi bon tout cela ? A quoi sert la littérature ? La littérature ne sert à rien, ce n’est qu’un amusement, disait Tolstoï.  Et “le succès c’est d’aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme.” Merci cher Monsieur Churchill !

Ce qui m’a le plus plu dans la discussion qui s’en suivit, c’est l’explication de Faysal, simple et scientifique, sur le fonctionnement de notre cerveau. « Les cellules cérébrales meurent – c’est vrai – mais elles se régénèrent pendant le sommeil », a-t-il répondu à ma question à ce sujet.

Que dois-je faire, moi l’insomniaque ?

Dehors, il semblait que le vent avait renoncé à nous tourmenter. Faysal nous a de nouveau prêté main-forte. La mémoire était encore présente et le conseil des conférenciers : il est important d’oublier. Et voilà, malgré les souvenirs réveillés, malgré les réminiscences ressurgis, j’avais oublié que nos dirigeants, Dodik par ex., ce serbe extrémiste, présidant qui prône ouvertement la disparition du pays qu’il gouverne ; oublié ces milliardaires géniaux, débiles et arrogants, oubliés des enfants bombardés, et ce pauvre pédophile qui abusa 299 d’enfants malades qu’il était censé de soigner à l’hôpital, oublié les femmes tuées, mais aussi cet incontournable MeToo totalitaire et sa haine d’homme qui ne tarit pas et qui n’a aucunement aidé les femmes… Oublié que nous sommes moins importants que la poussière dans l’Univers, que la Terre est un grain de la poussière par rapport au Soleil, et notre soleil un grain de la poussière par rapport à d’autres étoiles géants. La III guerre mondiale éclatera-t-elle pour de bon ? Tout est mieux que la guerre, disait notre grand écrivain Mirko Kovac. Oui, j’ai toutefois oublié plein d’horreurs de notre époque en plongeant dans la mémoire.

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Jasna Šamić

Jasna Šamić

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